“Voyage en terre inconnue”
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Sandi attacha sa ceinture et respira un grand coup. Elle était nerveuse, mais quoi de plus normal avant le voyage qu’elle s’apprêtait à faire ? Elle ferma les yeux un bref instant. Voilà. À présent, elle les garderait grand ouverts, bien décidée à ne pas perdre une miette de cette aventure.
Elle entendit le ronronnement du moteur et regarda à travers le hublot : la piste sur le côté défilait de plus en plus vite. L’avion allait bientôt décoller ! Lorsqu’elle vit le sol s’éloigner et les maisons rapetisser jusqu’à devenir minuscules, l’excitation accéléra encore son rythme cardiaque : jusqu’au dernier moment, elle n’y avait pas cru, mais la voilà qui s’envolait !
Elle tourna la tête. Autour d’elle, les hôtesses avaient commencé à s’affairer dans l’allée et un brouhaha incompréhensible montait à ses oreilles : les autres passagers parlaient en anglais ou birman, deux langues qu’elle ne maîtrisait pas. Du birman, elle connaissait seulement les incontournables « bonjour », « merci » et « au revoir » que l’on apprend lorsqu’on part en voyage. Quant à son anglais, il était désespérément mauvais. Sandi regretta de ne pas avoir été plus assidue à l’école.
À l’époque, ses parents, Nyein et Arun, insistaient surtout sur son français qu’ils voulaient irréprochable. Eux-mêmes mettaient à point d’honneur à se reprendre et se corriger mutuellement à chaque fois que l’un d’entre eux commettait une erreur. Et ils en faisaient, inévitablement, ayant appris le français sur le tard, contrairement à Sandi qui était tombée dans la marmite langagière gauloise toute petite.
À la maison, personne ne parlait birman et, excepté peut-être quelques habitudes culinaires, Sandi avait grandi comme une Française lambda, ce qui lui convenait d’ailleurs parfaitement : elle n’avait rien connu d’autre et se sentait aussi lyonnaise que ses copines nées à Caluire ou Villeurbanne. Seuls son teint légèrement cuivré et l’orthographe particulière de son prénom dénotait ses origines asiatiques. Sandi les avait toujours assumées avec simplicité, d’autant plus que cette singularité lui avait valu dans sa jeunesse quelques flirts, se rappela-t-elle en souriant.
Mais à part ça, elle s’était peu intéressée à la Birmanie jusqu’à ses cinquante ans. Elle connaissait bien sûr le nom d’Aung San Suu Ki : elle avait suivi l’enfermement, puis la libération et l’élection de la militante, mais elle s’était contentée de lire ce qu’en rapportaient les journaux français. La mort de son père, Arun, avait été à cet égard un véritable déclic. En triant ses affaires, Sandi était tombée sur de vieilles photos et des papiers administratifs racornis qui avaient ravivé les souvenirs de sa mère et estompé le flou qui entourait jusque-là les premières années de sa vie.
Pendant longtemps, Sandi s’était en effet contentée des explications lapidaires que lui avaient servies ses parents : les origines indiennes d’Arun qui, dans les années 1960, avaient poussé le jeune couple à émigrer en Thaïlande. Puis l’opportunité, grâce à un ami, d’aller en Europe et finalement leur installation dans la banlieue lyonnaise. Sandi avait alors à peine quatre ans. Fin de la chronique birmane. Ses parents avaient, disaient-ils, tourné la page et refait leur vie, sans nostalgie. Ils étaient mieux en France, répétaient-ils inlassablement.
La mort de son époux avait cependant fait naître chez Nyein le besoin de raconter à sa fille sa vie d’avant. Tout à coup, celle dont le prénom signifiait le silence ne pouvait s’arrêter de parler. Pendant de longues heures, elle évoqua le Myanmar de sa jeunesse : la terre rouge et les rizières flamboyantes, l’omniprésence de Bouddha et la sagesse de ses préceptes, mais aussi la dictature, les patrouilles de soldats et les conversations interdites.
C’est ainsi que peu à peu, le roman familial avait pris des couleurs nouvelles pour Sandi et radicalement changé la vision qu’elle avait de ce pays. Non qu’elle eût une révélation divine et des velléités de se convertir au bouddhisme, pas plus qu’elle ne songeât à rejeter sa nationalité française. Mais une curiosité profonde, viscérale la démangeait désormais. C’était comme si elle avait découvert, à l’orée de la cinquantaine, qu’il lui avait toujours manqué une part d’elle-même. Il était temps ! soupirait-elle, en se moquant de ce qu’elle appelait « son déni d’identité ».
Sandi s’était employée à rattraper son retard avec une énergie à la limite de la boulimie. Elle avait dévoré des dizaines de livres sur la Birmanie, documentaires ou fictions, et s’était mise à suivre l’actualité politique avec anxiété, avant d’envisager d’aller visiter le pays qui s’ouvrait peu à peu. Le projet avait pris du temps, et finalement une autre forme que ce qu’elle imaginait au départ. Les aléas de la vie. Mais l’essentiel était qu’elle puisse voir à quoi ressemblait son pays natal.
Tout en se remémorant le chemin parcouru, Sandi suivait le décompte du temps de vol qui s’affichait sur l’écran devant elle. Bientôt, cette terre inconnue lui dévoilerait ses secrets ! Le pilote annonça que l’avion entamait sa descente et Sandi fut prise d’une sorte de vertige. Était-ce dû à la sensation de perdre de d’altitude ou à l’imminence de la rencontre avec ce pays devenu pour elle mythique ? Toujours est-il que la jeune femme s’agrippa à l’accoudoir de son fauteuil et ne lâcha prise que lorsqu’elle entendit le bruit des roues touchant le sol.
Le pilote avait indiqué un temps ensoleillé avec une température de 28 degrés et, de fait, la lumière l’éblouit. Sandi décida de se rendre d’abord au cœur de la ville, à la célèbre Swedagon. Bien sûr, elle avait vu des photos du célèbre édifice, mais ce n’était pas la même chose que de se retrouver au pied de l’immense pagode dorée ! En levant la tête vers les dômes, elle se sentit comme une lilliputienne – parmi les classiques de la littérature occidentale, les Voyages de Gulliver avaient marqué sa jeunesse. Impressionnée, elle fit le tour du monument, au milieu des moines et des habitants venus porter une offrande à Bouddha. Quoique relativement calme, l’endroit bruissait de cette langue étrange, très gutturale. Sandi savoura un moment cette atmosphère paisible avant de se diriger vers un marché.
Elle déambula parmi les étals de fruits mûrs, de poissons séchés et de fleurs. Un parfum d’épices flottait dans l’air, mélange de gingembre, de curcuma et de coriandre. Sandi se délecta de cette odeur qui lui rappelait les soirs de fête, quand sa mère délaissait les quenelles que la voisine lui avait appris à cuisiner pour concocter des plats traditionnels birmans.
Son périple la conduisit ensuite de temple en temple, au milieu des milliers de bouddhas assis, couchés ou debout que comptait le pays. Certains mesuraient plusieurs centaines de mètres et étaient parfois recouverts de tant de feuilles d’or qu’ils en devenaient difformes ! Mais Sandi fut moins impressionnée par le gigantisme de ces statues que par l’imposante vallée de Bagan. Totalement subjuguée, elle ne se lassait pas d’admirer l’incroyable spectacle du soleil couchant qui déversait ses rayons rosés sur le site archéologique.
Elle s’arracha malgré tout de ce paysage magique pour gagner les rives du lac Inle car elle voulait avoir un aperçu aussi vaste que possible du pays. Elle longea quelque temps les maisons sur pilotis avant de s’enfoncer dans les rizières. Jamais elle n’avait vu un vert aussi éclatant : on aurait dit que les pousses étaient phosphorescentes !
À chaque étape, Sandi s’émerveillait de ce qu’elle découvrait mais elle éprouvait aussi un sentiment de familiarité. Entre les anecdotes de sa mère et les multiples récits qu’elle avait lus, cela n’avait rien de surprenant. Cependant, elle aimait à penser que cette sensation de proximité était liée à ses origines, qu’un fil invisible la reliait à cette terre : oui, ce pays inconnu était le sien, et il s’agissait là non pas d’une première rencontre, mais de retrouvailles.
Elle regarda autour d’elle les plantations qui s’étageaient sur les flancs de colline. Ce voyage en valait la peine ! Une véritable immersion, même si elle devait se contenter des endroits que le gouvernement voulait bien montrer. Si la Birmanie était devenue touristique, il n’était toujours pas question de s’éloigner des sentiers autorisés. Elle savait, pour l’avoir lu dans les journaux, que l’ouverture du pays était toute relative et que les habitants restaient étroitement surveillés par la junte militaire. Mais les paysages lui avaient dévoilé leur vérité la plus pure et cela était déjà infiniment précieux.
Sandi se concentrait pour imprimer ces images au plus profond d’elle-même quand le son d’un gong la fit sursauter. Tout devint subitement noir et une voix se fit entendre : « Votre voyage est terminé, vous pouvez ôter votre casque. » Docilement, quoiqu’avec tristesse, Sandi défit l’élastique qui lui enserrait la tête.
Le retour à la réalité, non virtuelle, était brutal. Assise dans son fauteuil roulant, elle regarda autour d’elle les murs pleins de promesse du studio de VR Adventures. Puis ses yeux retombèrent sur ses jambes inertes. Elle soupira. Il aurait suffi que le chauffard emprunte une autre route… Pendant une heure, elle avait oublié ce maudit accident, ces quelques secondes qui avaient bouleversé sa vie. Après l’opération, il y avait eu des complications et il lui était désormais interdit de prendre l’avion. Jamais elle ne verrait son pays natal.